En début d’après-midi, Danny décida d’aller manger chez Euro snack. Comme il le faisait régulièrement. C’était une chaîne de fast-food légèrement inspiré de la culture belge. On y servait de la bière belge, des frites avec différente sorte mayonnaise, des hot-dog de type français et surtout, une choucroute fait maison. Un excellent compromis entre un bistro belge et un fast-food américain. Voilà qui résumait assez bien la culture québécoise. Au comptoir, il commanda un hot-dog parisien et une petite portion de frite avec extra mayo. Ensuite il se tourna vers le cuistot qu’il connaissait bien.
-Eh, Alex, lâcha-t-il, tu devrais arrêter un peu de jouer au Playstation, tu commences à ressembler au zombie que tu combats.
Alexandre était dans la jeune vingtaine et il adorait les jeux vidéo, au point de ne pas dormir de la nuit. C’était aussi lui qui lui fournissait son herbe.
Alex le regarda, surpris, il ne semblait pas comprendre.
Danny reprit un rictus aux lèvres :
-Tu t’es pas regardé dans le miroir à matin, t’es blanc comme un drap, pis t’es cerné jusqu’aux oreilles ! T’as vraiment l’air d’un mort-vivant. Tu n’as pas envie de vivre un peu, de sortir et de prendre l’air…
Alexandre se détourna de ces galettes de viande et regarda Danny le plus sérieusement du monde.
-Vraiment, Danny, tu le trouves si extraordinaire, toi, le monde… Moi j’pense que je préfère ne pas le voir, j’me sens mieux dans mes mondes virtuels, c’est un choix conscient…
Il réfléchit une seconde puis il reprit ;
-Pis toé, tu penses que t’es différent de moé, tu vis dans le malheur des autres. Tu espionnes la vie des autres. Dans le fond, nous sommes pareil tous les deux. On vit par procuration. On ne la vit pas de la même manière… ces touts !
Danny était bouche bée, il ne s’attendait pas à être analysé de la sorte et ne sachant pas quoi répondre, il répliqua froidement :
— dis donc, le Psy, tu le fais-tu, mon hot-dog ou tu jases…
Une fois sa commande prête, il alla s’installer dans un coin tranquille pour réfléchir à l’affaire qu’il avait en cours.
De prime abord, cette affaire semblait simple, mais quelque chose lui disait qu’il n’en était rien. Son nouveau client était un peu étrange. Il pouvait comprendre pourquoi sa femme, si c’était le cas, voulait le quitter. Mais en même temps, il y avait quelque chose chez ce type qui le touchait malgré tout… Mais il ne savait vraiment pas quoi ! Peut-être sa maladresse et son insécurité. Ou tout simplement un lien entre hommes. Ce serait bien la première fois que Danny avait ce genre de sentiment.
Il prit une bouchée de son hamburger, trempa quelques frites dans sa mayonnaise et regarda passer la faune unique et bigarrée de la rue Ontario. Il vit passer un jeune punk avec son attirail de nettoyeur de pare-brise. Il allait sûrement s’installer au coin du Boulevard Papineau. Un couple de prostitués travesti passa devant lui, et un des deux lui envoya un baiser en rigolant. Tout cela ne le choquait plus depuis longtemps.
Il reprit ses pensées :
D’ailleurs, sa femme ne valait pas vraiment mieux. Aucune photo d’elle nulle part, n’avait-elle aucun amour propre ? Et partir comme ça, comme un voleur et ne donnez aucune nouvelle, pour aider supposément son frère tenancier de bar. Ça manquait de respect et c’était surtout vraiment étrange comme attitude. Si ce n’était pas pour le quitter, bien sûr. Selon Jean-Yves, son frère était louche, il pouvait trempé dans de sales histoires, il faudrait donc être sur ces gardes. Toute cette affaire commençait à l’exciter. C’était sa première enquête sérieuse, la première qui sortait du cadre habituel du genre ; mari cocu et femme trompée. Bon, ça lui avait permis de payer son loyer et même à meubler son appart. Il avait fait du troc avec un marchand de meubles, dont la boutique était située en bas de chez lui. Cette histoire était survenue à son ancien logis situé à l’angle Ontario et De Lorimier. Malheureusement pour lui, le quadrilatère où il avait habité appartenait à une bande de motards. Depuis, l’immeuble avait été démoli et il avait été forcé de déménager. Un grand parc devait y être installé prochainement.
Ça avait été une enquête banale, du genre faire suivre sa femme qui, effectivement, le trompait. Il sourit à cette pensée. Le vendeur de meubles ne l’avait jamais su, car, sa femme (plutôt intelligente) se doutant de tout, l’avait repéré et avait couché avec Danny pour acheter son silence. Il avait reçu deux salaires avec ce coup-là, on pouvait dire qu’ils avaient le sens des affaires ses deux la.
Pour en revenir au cas de Jean-Yves, il n’avait pas réfléchi à la façon de procéder en lui disant qu’il irait au bar pour observer, mais, en y repensant, c’était la seule façon de faire qui ait un sens.
Il finit son repas et sortit du restaurant en saluant au passage Alexandre qui lui fit un signe de tête un peu sec en retour.
Le manque de sommeil, sûrement.
Ça faisait prêt de deux heures qu’il tournait autour du bar, observant les aller et venue de la clientèle de l’établissement. Il entrait régulièrement boire un café en face pour se réchauffer. C’était un bar quelconque qui attirait la foule hétéroclite qui peuplait le boulevard Ste Catherine. Le genre d’établissement qui présentait tous les événements sportifs. Il ne voulait pas arriver trop tôt, ça pourrait avoir l’air suspect. Quoique, avec ce genre de bar, il y avait de la clientèle à toute heure du jour. Mais il ne voulait pas prendre de chance. Pas loin du café, il y avait une cabine téléphonique. Danny, depuis une demi-heure alternait son observation entre le bar et la cabine. Finalement, il se décida et s’y engouffra. Mais, une fois à l’intérieur, il hésita encore. Il resta un bon dix minutes, un vingt-cinq cents à la main à attendre le bon moment de téléphoner. Lorsqu’il s’aperçut que ce moment n’arriverait jamais, il prit le combiné et signala. Il avait les mains moites, comme chaque fois.
Au bout de trois sonneries, une jeune femme répondit.
-Allo !
Danny ne répondit pas, il était bouché.
-Allo ! S’enquit la femme de nouveau.
-…
-Ah non, pas encore. Sacrement, tu va pas me recommencer ça ?
Danny ne répondait toujours pas. Il avait le front couvert de sueur, et, avait l’impression qu’il se tenait sur une corde raide au dessus du vide.
--Heille, mon criss. Tu me fais le coup toutes les années, là y serait peut-être le temps que tu te décides à me parler aux lieux de rien dire comme un épais. J’le sais que c’est toé Danny, qu’est ce tu pense ? Chu pas conne ! Enweye, parle maudit calvaire, j’en ai pl…
Danny raccrocha avant qu’elle ne termine sa phrase. Comme il le faisait presque chaque année. Il ressortit de la cabine complètement vidée comme chaque fois. Il se disait toujours qu’il réussirait à lui parler, mais chaque fois il déclarait forfait. Encore cette fois, il se dit qu’un jour il parviendrait à lui parler.
Danny regarda sa montre, il était presque 9H30, il décida qu’il était tant d’entrer dans le bar et alla s’installer à une petite table près d’une fenêtre. Tout de suite, une serveuse au sein siliconé fit son apparition et gratifia Danny de son plus beau sourire tout en ruminant sa gomme.
-Qu’esse’j’te sers, mon beau ?
-Euh… fit Danny. Il n’était pas vraiment amateur d’alcool. Apporter moi un rhum and coke…
-Tu l’veux-tu avec du brun ou du blanc ?
-Quoi ?
-Ton rhum, mon beau rétorqua-t-elle.
-Ah… euh… bof… ça na pas d’importance…
Elle partit vers le bar.
La serveuse avait les pantalons tellement moulants que l’on pouvait voir les traces de cellulite sur ses monstrueuses fesses qui se dandinait outrageusement. Danny fit la grimace. De quoi vous enlever le goût de regarder un cul pour le restant de vos jours.
Il se détourna de cette horreur et se mit à étudier l’endroit.
Le bar était simple, table et chaise en bois usé par les années, bar central aussi usé et derrière le bar un escalier qui montaient à l’étage. Probablement vers les appartements du frère de Nicole.
Au centre, la traditionnelle table de pool et un baby-foot. Aux deux extrémités du bar, deux écrans géants sur lesquels était retransmis un match de hockey.
La serveuse, aussi usée que l’endroit déposa le verre devant Danny.
-Ça fait 6 dollars, 50.
Danny paya sa consommation et lui laissa un pourboire.
Il se retourna vers la vitrine qui donnait sur la rue, et, encore une fois, observa la faune. La première vraie neige n’était pas encore tombée, mais, à la météo, il en annonçait pour les prochains jours. Les gens à l’extérieur semblaient heureux, les fêtes approchaient et ils célébreraient en couple ou en famille. Danny pensa au fait que ça ferait bientôt seize ans qu’il était à Montréal et qu’il serait encore seul cette année. Il se tourna vers la gueule noir et béante de son verre, regardant la tempête de pétillement à la surface du liquide ténébreux. De cette effervescence resurgissaient son passé et le secret de sa solitude. Les bulles crevaient la surface du rhum and coke comme autant de cellules de sa mémoire qui explosait dans son crâne. Des images apparaissaient, des visages s’exposaient. Puis, il se laissa aspirer par le liquide ténébreux de son verre, par le trou noir de ses pensers, de son passé…
Son père lui apparut avec toute son arrogance, avec son amour de l’argent et le mépris de ses employés. C’était un être abject avec lequel il ne voulait avoir aucun lien. Puis son jeune frère se superposa. Tout le portrait de son père. Il avait toujours été jaloux de Danny parce qu’il était plus vieux et qu’il était le préféré de son père. Danny n’avait jamais compris pourquoi. D'ailleurs, les choses devaient avoir changé depuis. Ensuite sa mère lui apparut dans toute sa déchéance. Femme soumise et alcoolique, qui ne restaient avec son homme que pour l’argent. Et finalement, Julie, son ex. Avec son sourire éclatant et son ventre bien rond. Un ventre correspondant à six mois, c’était la dernière fois qu’il l’avait vu avant de se sauver comme un lâche pour quitter ce père débile (et l’usine que son père voulait le voir administrer avec lui). Ce frère avec qui il n’avait rien en commun (qui avait pris sa place dans la vie comme à l’usine de son père, et c’était tant mieux), cette ville pourrie, la femme qu’il avait aimée et son futur enfant. Il avait à peine 17 ans.
-T’en veux-tu un autre…
-… Q… quoi ?
Danny sortit de sa torpeur. Il avait toujours le regard plongé dans son verre, mais il était vide.
-Un autre verre, c’t’affaire…
La serveuse le regardait, le regard aussi vide que son verre.
-Oui, oui… bien sûr…
Avant de partir pour passer ça commande, la serveuse crue bon de lui dire : -Tsé, mon beau. Tu devrais p’t’être pas penser autant que ça. Ça donne jamais rien de beau.
Et elle repartit.
-Une philosophe maintenant, manquait plus que ça !
Il ne se passa pas grand-chose dans l’établissement, mais vers 10h30, une grande femme au long cheveu brun bouclé descendit du long escalier.
Danny comprit tout de suite que c’était Nicole.
Elle se dirigea au bar et commanda un drink au barman.
Exactement comme l’avait dit Jean-Yves, Nicole était d’une grande beauté, et Danny se demanda ce qu’elle pouvait bien foutre avec un type comme lui… Sûrement l’argent.
Au bar, Nicole demanda si Jacques était arrivé de son rendez-vous.
-Non, il a appelé pour dire qu’il ne reviendrait que demain.
Danny comprit qu’elle parlait de son frère. Il décida que c’était assez pour ce soir. De toute façon, il avait vu ce qu’il désirait : c’est-à-dire Nicole. Et elle semblait bien aller.